vendredi 15 mai 2015

You’re the one that i want (hou hou hou), petite giration à Thessalonique.

Dans le train, on traverse une campagne toute verte, premier printemps en Grèce pour moi, et en plus, comme quand on partait en colo avec la ville de Colombes il y a fucking 25 ans, on peut fumer une clope entre les wagons et entamer une petite conversation avec n’importe qui. Aussi, il y a ce moment célèbre avant Iano Kladi et Lamia, où le paysage devient spectaculaire :

à flanc de montagne le petit train au ralentis (on en dépassera jamais les cents) et c’est l’aventure, l’ouverture du voyage, les grands horizons, la balkanique wilderness :


 Bref, NO TAV et fuck tous les TGV du monde.

Puis j’arrive à Thessa, dans le plus bel hôtel de de la ville, le fameux squat au bord de l’eau, dans ma chambre avec vue :


Lakis m’accueille vite-fait, me file les clefs et disparaît dans cet épais bâtiment haussmano-ottoman je dirais. Je me balade et passe à la messe orthodoxe du coin, dont les chants, je ne sais pourquoi, semblaient attirer une à une les jeunes filles de seize ans habillés en jeune filles de seize ans (Vans aux pieds nus, atours  fluorescents). Puis téléphone. J’appelle des potes de mon pote Tasso le Grand Économe, devenu Kung-fu master Anti-fa depuis un an, si jamais vous vouliez savoir.

Puis Kiriakos appelle Theo qui me donne le numéro de Yorgos qui me donne celui de Dimitri et demain rendez-vous à Περκα, les potagers en autogestion, où il y a une assemblé à onze heures. Je fini la soirée avec un de mes homonymes (Kosta (nombreux dans ce pays)) et une chouette compagnie qui vit au Mexique depuis trois ans. On est à côté du Touba, le stade du PAOK, dans un petit restaurant qui s’appelle le Chat noir et c’est le piège habituel, cigarettes, raki et musique chouette.

Au petit matin, je flotte dans le bus 38 en lendemain de mini-cuite. Je m’endors, loupe l’arrêt, et fini au terminus dans une zone d’εργατικές πολυκατοικίες d’immeubles de travailleurs (de l’État (des cités construites pour les fonctionnaires)) et un vieux type au visage bien claqué, pitbull caramel à la main, me donne du feu. On pense à La Haine, le film préféré de la jeunesse balkanique...

Bref, le chauffeur de bus est cool et me reconduit à mon arrêt et j’arrive en plein milieu d’une discussion sur un T-shirt et son slogan.

Quelques chaises, du café, de l’eau, une table de jardin, tout ça en extérieur sous le ciel mi-gris du mois de mai à côté d’un joli dessin :


et sous un panneau qui dit, en substance, σπορειο, le lieux des spores, un endroit social/ communautaire /civil (κοινωνικό), pour la liberté d’idées des hommes et des spores :


Surpris de ne trouver que des  gens « normaux », quelque tatouages tribalo-cosmique, mais des gens normaux, je ne sais pas comment dire ça, every day people,  citoyens, civils de la société civile, bref, « le peuple en action», comme disait le Suprême Nique ta Mère, il y a bien longtemps.

Le slogan pour le t-shirt semble être « jardin libre, graines libres », avec le logo ΠΕΡΚΑ (Perka (le nom des Jardins-Potagers en autogestion de Thessalonique donc), pour une manif’ la semaine prochaine, dont la raison m’échappe.

On passe à une autre sujet : l’eau. Je ne comprends pas ce qui se dit. Puis un autre sujet encore. Il y a trois femmes et six hommes. Il semble y avoir un problème de brouette (euh.. mais les deux choses n’ont pas de rapport). J’apprends le mot engrais en grec : Κοπριά (pas biologique nan nan, très difficile à trouver). S’agirait-il de l’achat d’une brouette d’engrais ? Bingo. C’est ça et c’est trois euros la brouette d’engrais, je crois.

Nouveau sujet : σκουπίδια, les poubelles. Tour de paroles entre citoyens. Des types brûlent des ordures dans la montagne toute proche, une catastrophe écologique, que faire ? Pleins de détails m’échappent (je ne parle peu, le grec). La conversation se poursuit. Un type aux cheveux blanc dit ne pas vouloir parler politique. On dit ok, on comprends, on respecte, et on passe à une question politique : une route construite par la Mairie semble menacer un coin du jardin. Puis il y a un problème de barrière, à ouvrir uniquement le matin quand il n’y a pas d’enfants. Ce parc a-t-il été auto-amménagé ? Connaît rien à mon sujet, débarque là-dedans comme une boule de flipper semi-gauloise. On parle de se faire une couronnes de fleurs de courgettes naturelles pour la manif. Je crois comprendre : à la manif, on va y aller magnifique, avec style, honneur et couleur.

Il y a une fête d’ anniversaire pour enfants, à l’autre bout du parc, et passe au travers d’énormes enceintes, quelque chose comme « You’re the one that i want » (hou hou hou), la B.O du film « Grease »,  à fond la caisse au milieu des grappes de ballons multicolores.

Puis nouveau sujet. Tout va très vite : organisation d’une εκογιορτή, une éco-fête. Aussi, il y a des nouveaux, on présente le lieu, le mouvement, la philosophie du machin. La seule chose qu’à fait la mairie, c’est un branchement électrique ? Le dernier thème m’échappe. Pour dire cultiver, on dit καλλιεργώ, ce qui semble pouvoir se traduire littéralement par « bon travail » (kali ergo).

 Ah le dernier sujet c’est une grosse embrouille avec un ex-membre qui détruit la symphonie. Elle peut faire chier, foutre le feu, ramener les flics, elle a les clefs, ça craint. Jusqu’ici tout se passait très bien, mais voilà. Combien y a-t-il de Perka (le nom des jardins en auto-gestions donc) ? Dans le 3, il y a apparemment du tsipouro (un genre de grappa) qui se fabrique. Il y a six perka, j’apprendrais tout à l’heure, c’est-à-dire six zones d’une dizaine de parcelles d’au moins trois mètres sur dix, je dirais, à vue de nez.

La réunion se termine, on fait un tour dans le jardin, je prends quelques photos :

                                                         
dont les jolies fresques :


d’une madame qui à l’air de bien s’éclater ici, et qui m’offrira deux carottes :


Puis Dimitri me ramène en voiture, ce qui me permet d’en savoir un tout petit peu plus :

 Il y a cinq ans, 50 personnes cherchaient un endroit pour faire des potagers. On a demandé autour de soi, à la mairie, aux amis, et finalement on a trouvé ce camp militaire abandonné par l’armée il y a dix ans. On a réquisitionné une petite partie des 80 hectares qui s’étendent d’ici à la montagne.

Aujourd’hui, on réunit 6 ou 7 groupes, quelques chose comme 150 familles. Chacun une parcelle. On a fait tout le système d’irrigation avec notre argent. Il n’y avait rien, des pierres. L’aide de la Mairie ? Non, non, rien du tout. On a fait analyser la terre nous-même, au Canada, pour être sûr qu’il n’y avait pas de saloperie dedans, (c’était un camp de l’armée, hein). On a fait analyser l’eau aussi et on a trouvé de l’eau, un puits. Aussi, bien sûr, on a eu des problèmes avec l’Armée, propriétaire du terrain, qui voulaient nous faire chasser par la police, mais on s’est battu, et on a pris un avocat. C’est-à-dire qu’on est pas seulement des combattants, on parle aussi. On a dit à l’armée, regardez, il y a ici des gens qui sont dans la nécessité. Regardez ce qu’on fait, on ne fait rien de dangereux, on ne balance pas de bombes, on ne vend pas de drogue : on cultive des légumes parce qu’on n a besoin. C’est quoi le problème ?

Mais tu as vu, à la réunion toute à l’heure, on n’était qu’une petite quinzaine. Il y a des gens qui comptent sur les autres pour que ça avance... On travaille ça aussi. On dit qu’on cultive des légumes ET des relations humaines. C’est notre slogan.

Bon, d’une manière générale, on s’entend très bien entre nous. On se réunit, on mange ensemble, on parle, on s’amuse bien. Ce qu’on fait est politique, mais on ne parle pas de la politique des politiciens ici. Pas de parti.  Depuis l’élection de Syriza, l’armée s’est un peu calmé. Mais bon, on verra...

Je passe en mode journaliste : et qu’est-ce que tu pense de Syriza ?  "Écoute, on a des idées en communs, mais les politiciens... J’attends de voir la suite. Ça fait seulement trois mois. Et ils n’ont aucun soutient. Hollande est Socialiste hein ? Haha. Et je m’attends pas à ce qu’une situation merdique de 200 ans change du jour au lendemain. Franchement, j’attends, et j’espère. Je trouve qu’il y a des bonnes choses, une bonne direction, mais bon voilà, on verra. J’ai participé au PASOK, en 1981, on s’est battu, on a gagné et... la moitié était très bien, l’autre très mauvaise."

Et une sortie de l’euro ?  "Le problème c’est pas la monnaie, c’est le système. Si le système est capitaliste, ce sera toujours les mêmes problèmes. Erdogan qui n’est pas en Europe, est un capitaliste. Les idées, la direction, si les objectifs sont capitalistes... Tu sais qu’ils m’ont pris 30% de mon salaire ? J’étais professeur au lycée technique, mais aujourd’hui, j’ai 54 ans, et je suis à la retraite. C’est complètement dingue. C’est dingue ce truc. Bon, j’en profite, d’être à la retraite, mais... this is no good. Voilà ce qu’il y a de dingue dans cette situation, tout ce gâchis. Il faut que ça change. Et je n’ai plus d’argent... Je sais pas comment ça va se passer quand je serais vieux."

Puis il me dépose à la gare en précisant : désolé que ce soit aussi rapide, la prochaine fois que tu reviens, on aura plus de temps, on pourra manger un petit souvlaki, boire un bon raki, discuter un peu plus.

À dix-sept heures, j’ai rendez-vous avec Kiriakos.

Sur le chemin, je croise ça :


Puis j’essaye d’être pro, je sors mon dictaphone, mais K est embarrassé et moi-aussi. On lâche l’affaire. Au bout de cinq minutes, il tombe des trombes d’eau, mousson tropico-macédoine (Banga).

Donc, Z,  voilà les nouvelles que tu m’as demandé, un peu en vrac (χύμα ρε), hurlées sous la pluie :

Pour Bio-Met, les boss essayent toujours de vendre l’usine pour se rembourser. Les ouvriers de Bio-met ont réussi à  racheter des machines dans l’usine. Oui, ils vendent leurs produit d’entretien biologiques un peu partout en Grèce (j’en ai vu à Athènes avant de venir). Ça à l’air de marcher. Ce qui est dur c’est que les patrons se sont associés avec d’anciens travailleurs de l’usine Filkeram-Johnson, et c’est pas facile à avaler pour les types de Bio-met, les jaunes d’en face. Bref, Bio-met est encore en plein processus légal assez complexe, des résultats bientôt, mais, on s’accorde avec K (même si n’est pas évidement pour tout le monde là-bas), si jamais l’usine repasse de l’autre côté du filet, il faudra continuer à jouer au tennis.

Ensuite A&K, Micropolis etc. : Toujours le même combat (social-anarchiste, pour les amoureux de terminologie) : transformer, travailler, attaquer la subjectivité dominante I-phono-MacDonald-Nique-la-Vie. Gros nœuds du problème indeed... Mon dieu, j’adore ces types.  Faire qu’un autre monde soit possible. L’idée générale est de s’ouvrir sur la société extérieure, multiplier les petites initiatives, et oui, une ville moyenne comme Thessalonique (1,5 millions d’habitants) est parfaite pour l’expérimentation sociale. Trop gros et tu deviens invisible. L’idée générale n’est donc pas d’agrandir les petites structures mais de les répandre comme des spores. Donc voilà : Mikropolis va très bien ! Non non, aucun risque d’être taxé par SYRIZA, toujours plein de monde qui bosse là-bas, et toujours aucune envie de devenir légal.

Ensuite, on évoque cette étonnante société grecque ultra-conservatrice, qui a tout de même voté pour SYRIZA (rappel : Tsipras n’est pas marié à l’église, n’a pas fait baptisé son gosse, ce qui était inimaginable il y a quelque années). Bon. Kiriakos pense que les gens qui croient vraiment que « l’espoir arrive » (le slogan de campagne de Σ), ces gens-là vont très certainement être déçu, mais, sans naïveté, SYRIZA c’est juste une opportunité à saisir. Pour les initiatives, c’est pour l’instant un peu comme un flic qui regarde ailleurs. Et il ne faudrait pas que ça foire complètement, parce que ce sera le retour du « on-vous-l’avait-bien-dit : T.I.N.A ». Bref, K dit comme tout le monde, tout est suspendu pour l’instant, trop tôt pour juger (un autre pote, Stavros (la croix), à Athènes, m’a dit halluciner de voir au pouvoir un gouvernement avec aussi peu de pouvoir, sur les flics, l’armée, l’église, l’administration...).

Mais de toute façon, tout continue. Et on a survécu à la Nouvelle Démocratie (l’année dernière, ils ont failli passé en procès sous l’accusation d’être une organisation criminelle (15 à 25 ans de prison)), donc voilà quoi.

Finalement on parle charpente,  technique anti-sismique traditionnelle de Lefkada. Pour lui les ξυλοδεσιά c’est plutôt les chaînages en bois alors que pour moi c’était tout un squelette :


(Lefkada est un des rares endroits où l’on peut trouver du pan de bois en Grèce. Il s’agit d’une région (les îles Ioniennes (Corfou, Képhalonie) très fortement poseïdono-sismique).

Et puis on parle gamins (K a une petite fille d’un an) et il me dit : "bon ni toi ni moi ne croyons en Dieu, à la vie après la mort, au paradis ou à la métempsycose (la réincarnation des âmes) mais avoir un gamin donne une réelle sensation de continuité. C’est marrant."

Et voilà, on se quitte, le type bosse tout le temps, c’est déjà miraculeux d’avoir réussi à le choper (soit-dit passant toujours aussi gentil le père K, m’a démerdé un pieu et le rencard avec les jardins).

Plus loin, sur le chemin du retour, une affiche prétend rendre la vie plus simple, en vendant des produits à la technologie ultra-sophistiqué, qui crée de nouveaux besoins inutiles la plupart du temps, le tout au milieu d’un carrefour surchargé de bagnoles et d’une forêt de signes, et le tout du tout dans une langue étrangère :


Levant les bras au ciel, j’exige un peu de sérieux de ce monde débile.

En rentrant, j’appelle  Christina Kydona, et elle m’invite à venir passer la soirée de demain dans la meilleure discothèque de la ville, l’hôpital Hippocrate de Thessalonique, lors de son tour de garde. J’y passerais, j’y passerais mais d’abord, exclu mondiale pour Z, une journée entière au Κοινωνικό Ιατρείο, le Dispensaire de Solidarité.

J’arrive là-bas vers 10H00 et me présente aux secrétaires qui n’ont pas entendu parlé de moi, ne connaissent pas Christina, mais sont habitué à recevoir des journalistes, donc aucun souci. Je m’assois dans la salle d’attente. Je lis un bout du texte d’accueil « Tu es ici dans un lieu qui t’appartient. Tu es réfugié, sans papiers, tu n’as pas de sécurité sociale, il y a de la place pour toi... ».

Une radio résonne et joue « Obsession » de l’Aventura.

J’essaye de comprendre ce que dit cette affiche sur Kobani :

(la solidarité maintient la vie à Kobani ?)

Une autre semble être au sujet d’une grève de la faim de travailleurs-migrants :


La roulette du cabinet de dentiste « Mariana Bekasi », installé derrière la cloison de ce qui semble être un ancien bureau, commence ses stridulations.

Nina Simone chante « My baby don’t care ».

Dehors, des magasins chinois d’import-export, et voilà la tronche du bâtiment :


Les deux secrétaires fouillent des paperasses pendant qu’une jeune fille les regarde, la tête penchée, une moue de patient sur la bouche.

Commence "Lady Marmelade". 

Dans la salle d’attente musicale et dentistique, on est quatre, dont trois jeunes, je dois être le plus vieux. Il ne se passe pas grand-chose. On regarde son téléphone. On papote un peu avec la copine qui accompagne. Je ressens un truc, un peu de honte en vrai.

Puis je suis invité à passer de l’autre côté de la cloison. Je me retrouve entre deux sièges et deux jeux de roulettes sifflantes. Ça joue du reggae. Un type crache à ma gauche, dans le bidet spécial. Deux sièges de dentistes et du matos, dans un ancien bureaux d’analystes comptables, disons. Personne ne connaît mon introducteur Christina et je me souviens que ce truc réunit plus de 200 médecins, psy, dentistes, généralistes, gynéco, à travers toute la ville, qui bosse gratuitement, en refusant tout lien avec l’État, les marchés et l’Église, le tout du tout du tout pour s’occuper d’une partie des trois millions de personnes (sur une population de dix millions) qui sont exclu du système de santé, depuis le début des « réformes » (il y a eu ce mot du manga Varoufakis, qui m’a bien fait rire dernièrement : « en Grèce, le mot « réformes », c’est un peu comme le mot « démocratie » en Irak, lorsque les gens l’entendent, ils courent se mettre à l’abri »). 

Je loupe ma présentation de Z, baragouine « journal, moui, camarades tout ça, pas trop connu, » et le plus jeune des dentistes vient m’interroger sur l’état de la France. Je lui parle 49.3, dis c’est moins pire mais la même logique, faire des économies sur la santé, l’éducation, pour soutenir... quoi exactement ?

Je lui demande pourquoi il bosse ici, gratuitement. « Parce que je veux aider, si on fait tous quelque chose, petit à petit les choses vont changer ».  Passe « Kiss » de Prince (You don’t have to rich to be my love). Dans la vie, le type est dentiste et vendeur dans un magasin. Deux boulots, notamment pour soutenir son père et faire quelques économies afin de monter son cabinet plus tard.

Des seringues commencent à jaillir de partout. Je hais les seringues, je suis phobique, je m’évanouis à chaque prise de sang — bon, si je passe la journée ici, et la soirée à l’autre hosto, ça va être chaud.

Passe « Wonderful World » d’Armstrong.

Deux sièges de dentistes, deux hommes deux femmes. Il y a une espèce de four à pizza qui abrite des centaines de machins coupants :


 Une très étrange peinture de centrale nucléaire enfumant en vieux rose une planète bleue :


Passe « what a feeling » (le truc de Fame). Le doc à ma gauche glisse l’aspirateur dans la bouche d’un type au lacets verts fluo. Puis le type se relève, un peu groggy, dis merci et s’en va. À ma gauche, un type crache encore dans le mini-bidet. En dentisterie, il semble qu’on utilise une sorte de tournevis argenté. Je crois que les filles s’occupent de changer les ustensiles (le four à pizza est un stérilisateur, j’imagine) et les garçons opèrent.

Une fille en polaire zèbre, air max requin turquoise, semble amené ici sa petite sœur, en disant qu’elle souffre beaucoup. On propose de m’employer en faisant des massages anti-stress aux patients. On rigole et on me demande : "First time in Greece ?" Non, non, pas du tout. À ma gauche, ça a l’air de faire mal, on sort les pinces. À droite, s’installe dans le fauteuil mécanique, la sœur des Air Max turquoises. « Comment tu t’appelle ? » elle demande au docteur. « Yianis », il répond. À ma gauche, on demande si ça fait mal en tirant sur sa pince. Malaka, moi, je me sens mal là —je sors fumer une clope.

Puis retour dans la salle d’attente, où je croise le même type qui gigotait de petite douleur, tout à l’heure, sortant de là avec un grand sourire. La salle d’attente s’est bien remplie. Ça papote. Je suis relativement pétrifié par la médecine. Sais pas trop quoi faire, aporie du reportaze, comme disent les grecs (pas vraiment de g dans la langue de ce pays). Je retourne au bureau des secrétaires. Aujourd’hui, c’est surtout les dentistes. On patiente, on patiente, on est des patients. On demande s’il y a un gynécologue en croisant ses pieds timidement. Pas ici mais voilà une adresse du réseau.

Retour au garage buccal. Ça joue « pretty woman » (walking down the street). La copine de la polaire Zèbre (qui toutes deux semble plutôt Roms) termine son opération . « C’est un super docteur », elle dit à sa sœur avec un grand sourire. Encore un « ça fait mal ? » demandé à une grande bouche ouverte suréclairée. Une chanson de Céline Dion, pendant que les filles nettoie les ustensiles à l’alcool, change le film alimentaire qui entoure certaine partie du fauteuil-machine :


Le type à ma gauche crache dans le bidet, une femme d’une soixante d’années s’installe dans le fauteuil de soucoupe volante. Le type à ma gauche se fait tirer sur une dent à la pince en inox. On commence à blaguer médical. « On l’appelle le boucher ». Les filles sont assistantes, elles étaient comptables avant, dans une grande entreprise de textile qui a fermé. Passe « Dancers in the dark » de Springsteen. Il y a une blague sur un γκόμενο δουλειά qui m’échappe, mais on a du rester l’autre soir jusqu’à minuit. Le type à gauche crache dans le bidet et la femme à droite fait des petits signes avec les mains.

Air concentré du«  boucher » qui secoue sa pince pour faire lâcher je ne sais quoi (une dent ? (c’est le plus probable, mais vu comment il tire ça pourrait être un clou géant)) dans la bouche d’un homme.

Médecine = pure science de l’action, du devenir. Médecine = charpente = politique, trois activités qui requiert le même type d’intelligence retorse (Mètis), pour les Anciens — une intelligence qui s’exerce dans un contexte mouvant, ambiguë, incertain, un contexte où on ne sait pas comment les choses vont tourner, mais où, pourtant, il faut le savoir (c’est la merde).

Le type à ma gauche lâche un beau truc tout rouge dans le bidet. Ça a l’air d’être un dur, larges épaules, cou de taureau, et petit sourire patient sous la douleur. Bouge pas un pèt’ alors que l’autre lui tire comme un bourrin je ne sais quoi du fond de la bouche. Limite s’il ne se servirait pas d’un pied de biche. La petite dame à droite est plus comme moi, gigote en secouant ses pieds dès qu’on la touche. Le doc à la pince est en sueur, secoue encore sa pince, tire fort mais technique, fort et fin à la fois j’imagine, j’espère, mais enfin : plop, adè geia, le truc lâche, on crache un beau glaviot carmin dans le bidet, et avant de partir en souriant, on fait une petite blague. Pas vu ce qu’il a enlevé, le demande et comprend : une dent de sagesse. Passe « Faith » de George Mickaël.

Puis petit problème de terminologie avec les assistantes. On cherche une Σφινα, passe moi la Sfina. On nettoie le fauteuil de la dent de sagesse pour le patient suivant. On change de gants. La jeune fille arrive. « Alors dites-moi ». On écoute. Puis c’est parti : « it’s a heartake » de... Pat Benatar (?).

Comprends pas ce qui se passe mais la jeune fille est remplacé par un bonhomme. La petite dame d’une soixantaine d’années, à ma droite, est toute crispée, main tendue, doigt écartés. Toujours des petits problèmes de terminologie. Ces dames sont donc d’anciennes comptables d’une usine de textile en train d’apprendre le nom de tous les ustensiles utiles à la dentisterie, pendant que Madonna chante « Like a prayer » dans un coin. Pure ambiance moi je dis. On se croirait chez ma mère.

Sinon, des petits problèmes d’agenda. Trois personnes sont venus sans prendre rendez-vous, où va-t-on les caler ? Ah encore problème de taxinomie, Yianis va chercher lui-même ce que je comprends comme un élastiko. La petite dame replace elle-même l’aspi dans sa bouche et quand le doc revient, la main se retend d’un petit flip de petite madame.

(ne me dites pas que vous avez déjà mal !)


Il y a une roulette qui ne marche pas dans le fauteuil B (à ma droite). « These boots are made for walking (and that’s just what they’ll do) » à la radio. En fait le fauteuil B est le seul avoir la roulette qui va bien pour le tartre. Le patient du fauteuil A doit donc attendre qu’on finisse avec le petite dame qui secoue ses pieds et tends ses doigt de crispation. On passe le temps en faisant une blague. Puis c’est fini et la petite dame sort de là en converse, avec un air digne et joyeux. Les mains de Yianis sont pleines du talc des gants en plastique, pendant qu’il tire sur sa cigarette électronique.

On est bien dans un espèce de garage de la bouche là. Comme déco, il y a une bouche géante :


C’est la pub à la radio. Je vais prendre des tofs. Je croise une affiche Zapatiste :


Une balance :


Une affiche en hommage à Pavlos Fissas, le rappeur assassiné par Aube Dorée il y a deux ans, et une affiche qui dit :

"j’arrive le 15 octobre. Je suis la Task Force Allemande et, avec Voridi, le ministre de la santé, je vais imposer la liquidation définitive des hôpitaux publics et des structures de santé en Grèce."

"Ne laissons pas les portes-paroles du profit nous coûter encore d’autres vies humaines."

Signé :


J’apprends que pour installer un cabinet de dentistes, il faut juste être abrité de la lumière directe, et avoir un minimum d’espace pour circuler. Le fauteuil B vient du cabinet d’un dentiste disparu il y a quelque années.

Passe « words don’t come easy » et, ah, en fait le fauteuil A s’appelle :

et le voici au complet : 


Une jeune fille parle avec l’aspi dans la bouche et cela ressemble à un discours du père d’Homer Simpson. Alors c’est quoi ton nom ? Kosta. Comment on dit en français ? On dit Constantin. Et Hollande qu’est-ce qu’il raconte ? De la merde. Et toi tu pense quoi de Syriza (je pose la question). On attends, on espère, et on attends. On a deux guerres en cours. Une à l’intérieur, et une à l’extérieur. Dans le fauteuil B, plus vieux mais plus costaud que le A, on tient d’une main l’aspi, de l’autre une espèce de grande seringue. « En France, au lieu de voter à gauche, vous partez vers l’extrême-droite ». Ouais, t’as tout compris. Αίσχος. La honte. Un vieux mot très fort qui impose un silence.

À ma gauche, plop, une dent fait plop en jaillissant de la bouche d’un bonhomme. On trimballe la dent rousse au bout d’une pince jusqu’à la poubelle. Passe le tube inconnu. On rappelle le mot de Tsipras, « Hollandréou ». Trois heures se sont écoulés depuis mon arrivée. 5,6,7 personnes de soignées en musique. Pause clope à côté de l’ascenseur, avec Yiannis. Pourquoi tu fait ça ? je demande.  Pourquoi pas ? Nan mais comment t’en est arriver là ? Ils avaient un stand à l’école de mon fils, il y a un an. Nan mais je veux dire, je me demande comment on passe à l’action ? Comment ça s’est passé pour toi ? Je suis du genre à aider les autres plus que moi-même, dit-il en tirant sur sa clope pas électronique, ce qui est un peu problématique... C’est une thérapie pour moi, de faire ça. Ça me fait du bien. Et pour les patients aussi. On ne s’occupe pas que des dents. On parle aussi de nos vies...

Dans le couloir, je prends cette affiche en photo :


« Raciste, ton fils a besoin de deux poches de sang, trouve le Grec. »

Puis chit-chat avec Dimitri Papageorgiou, le doc le plus jeune. Qu’est-ce que  t’as envie que je dise, je lui demande. "Eh bien, que ça fait du bien de faire ça, qu’on s’occupe pas uniquement des dents, quand un patient arrive, on parle aussi de sa situation. Toute à l’heure, la fille à qui j’ai fait une extraction, n’avait pas d’argent, pas de travail, rien, complètement exclue du système de santé, ne peut pas s’occuper d’elle, prendre soin d’elle. C’est une honte, voilà. On essaye de ne pas culpabiliser les gens, genre brosse toi les dents etc. On discute. Tout le monde est bienvenu ici.  Aussi, on apprends beaucoup. On apprends beaucoup des patients".

Je me dis qu’on travaille à dépasser cette espèce de conspiration du savoir, où le patient, qui ne sait pas, est évidemment en position de proie potentielle face à un expert (penser aux garagistes (c’est la même chose, (comme tu veux négocier avec des salopards pareils ?))). Et je retourne à l’atelier.

Madame en grande jupe à fleurs, qui n’avait pas pris rendez-vous, passe sur le début de l’heure du déjeuner. Les filles rangent le matériel. « It must have been love », de Roxette (soyons clair : jusqu’ici c’est un total sans faute niveau variét’). Elles s’appellent Aphrodite et Lambrini. On mets du scotch dans la bouche de la dernière madame. Aphrodite me dit « aujourd’hui, beaucoup de gens sont venus sans rendez-vous. Et beaucoup d’extractions. Mais des fois, on finit plus tard (15h, 16h, 17h) quand il y a beaucoup de gens sans rendez-vous. Les gens qui viennent sans rendez-vous sont généralement en souffrance, alors on les prends autant que possible. »

La matinée se termine, on range le matos, sort les poubelles, que l’on ferme d’un vieux gants en latex en guise d’élastique. Yianis : « oui, busy day, on a pas arrêté, beaucoup sans rendez-vous, prétextant une emergency, alors qu’en fait pas vraiment. Mais bon... ». 

« Total eclipse of the heart » de Bonnie Tyler  et c’est la fin du matin.

Je rentre sous la pluie à mon Grand Hôtel. Fait une sieste.

Retour au dispensaire à 18h. Toute l’équipe, des secrétaires aux médecins, est différente. Je me représente. Une petite famille attends des soins. Trois autres bonhommes. Putain, à force de traîner à l’hôpital, je me sens à moitié malade moi.

Patience patience, sifflent les compresseurs dans le couloir :


Plus de musique, dommage. Un noir arrive. Il s’assois à côté d’une petite fille qui fait une grimace de dégoût, et change de place. Il sourit jaune en jogging Adidas. Comme l’impression qu’il reste encore du taf.

Soyons clair, j’ose pas du tout interroger les patients. Pour l’instant je suis dans un coin, comme un patient, et je n’ai aucune envie de jouer le rôle du journaliste. Si ça vient, ça vient, sinon fuck it.

Au fond du couloir, j’aperçois une pièce bourré de médocs. Personne ne me remarque. Pas le temps. Le truc tourne à plein, ça c’est clair et net. Ça ferait un bon film de Wiseman. Je regarde. Une yaya toute en noir est arrivée dans le bureau. Le type noir lui aussi s’endort doucement, parapluie en main. Je ne rentre pas dans la salle d’op, trop de monde. Une des femme-médecin boîte. Il y a cet après-midi, un généraliste qui reçoit. Bon c’est simple, mais il faut le dire, les docs ont des bonnes tronches, avec un air concentré-joyeux tout à fait réjouissant. Sinon c’est le bordel, plein de monde dans le couloir, il me semble qu’un type tatoué soit venu ici avec sa mère — des serbes, je crois, en les entendant parler. La roulette siffle. On se réveille en sursaut et on se rendors vite fait, parapluie en main. Hors de question de privé ce type de sa sieste pour informer le monde de je-ne-sais-quoi. Il fait chaud, et le sifflement des compresseurs à quelque chose d’une berceuse. Les assistantes du soir sont plus jeunes, espoir. Oh ! Je m’aperçoit que j’ai oublié de demander des nouvelles de Skouries à Kiriakos. Merde... Et le généraliste appelle le Diop, qui sort de sa sieste en croisant une femme enceinte. Une forte femme au gilet de laine est en face du fauteuil B et grimace en voyant son amie sous la roulette. Eh bah. Y a plein de monde. Monsieur Diop sort de sa consultation, discute avec la secrétaire au fond du bureau. J’ai trouvé le meilleur poste d’observation. D’ici je vois tout et le dentiste, une femme d’une soixante d’années, jambes croisées, consulte le planning en gardant son masque turquoise sur le nez. Je bouge fumer une clope. Dehors croise le Diop. Discute vite-fait, Nanga def, de Dakar, Peul, a fuit le gouvernement, gouvernement dangereux, vient ici depuis trois ans, oui c’est bien on s’occupe bien de moi, j’ai des problèmes à la gorge, je veux vivre en Grèce... Des amis ici ? Oui deux... Mais c’est mieux ici.

Je remonte. Dans la salle à fauteuils spatiaux, il y a maintenant deux jeunes et jolies jeunes filles à qui l’on fait une visite explicatives. La relève, maybe. Le secrétariat est bondé. On cavale boîte de médocs en main. C’est vraiment blindé ce soir. Pas vraiment de quoi se réjouir. Je répète, trois millions sur dix, 30%  de la population est exclue du système médical. Il y a des têtes bien slaves, et d’autres plus lointaines des pays en -stan. Dans mon couloir, un doc passe et ma voisine plutôt Rom l’attrape par le bras pour un grand sourire et de petites retrouvailles. Une journée entière remplie de petits événement généreux. Rien que d’être là fait du bien.

 En fait, je crois qu’il n’y pas tellement de question à poser. On est dans le domaine de l’action, et l’intelligence qui agit ne s’explique pas, elle agit justement.

On a remis la musique. Les Pretenders, « don’t get me wrong ». En face de moi, une belle femme a le regard perdu dans le vague, un petit sourire méditatif. Ici on lutte contre l’atomisation. Étrange de remarquer que pour dire « personne », en grec, on dit « atomo ». Pas mal de monde chez le généraliste. À gratter ces détails dans mon carnet, me voilà peut-être représentant de la grande famille des graphomanes. Doit avoir rendez-vous avec le psy celui-là...

Une maman plutôt rock, cheveux violet, lunettes oranges, ceinture Tornado 27, amène son fils à boucle d’oreille et short à tête de mort (« this goes out to all my baby mother »). Puis une sorte d’arbitre de tennis géant s’enquiert des prochaines disponibilités.

Je passe encore pour un chelou en prenant un cactus en photo :


Dehors la pluie presque ch’nord a cessé. Le compresseur compresse. Et la mère et le fils sont sous la roulette. Καλή Φάση.

En fait, je suis presque comme dans un rêve là. Ou peut-être que je cherche juste à attraper un peu de souffle pour le ramener avec moi. Passe « Eye of the Tiger », Rocky... 3 ? Il y a quelque chose ici qui relève de l’imaginaire. Une proposition politique (qui est toujours un rêve) tellement forte que ses effets réels m’apparaissent comme dans un rêve.

Enfin bref, je plane tranquille.

Et quand on me demande si j’attends pour le généraliste, j’explique ce que je fous là et s’engage une petite conversation avec mes deux voisines, qui commencent à m’expliquer le lieu dans le détail, avec un ton qui montre un assez haut degré d’appropriation, à la limite du petit propriétaire — en un mot, des habituées. 

Puis je décroche, elles papotent entre elles (dans la restauration, il y a de l’embauche en ce moment ? Je cherche pour mon fils...) et un petit silence fini par tomber avec la nuit, jusqu’à ce que l’une d’elle, qui n’a pas pris de rendez-vous pour venir traîner à la MJC, essaye de gruger pour voir le généraliste, et finisse par se faire envoyer bouler.

Évidement que ce truc doit attirer tous les fuckés du coins en manque de soin, de compagnie et d’attention— c’est même le but.

Et la voilà de repartir, toute vexée-boudant, me prenant à témoin, non-mais-tu-as-vu-comment-on-ose-me-traiter ?

Arrive 21 heures. Ça se termine doucement, il reste encore du monde, mais j’en ai marre d’être planté dans la salle d’attente. Je file en boîte, la meilleure des discothèque au sud du mont Balkans je vous dis, l’hôpital Hipokratio, Building Γ, 5th floor, ICU, après un petit bifteki sauce blanche sans oignons.

J’arrive dans l’immense machin vers 22h30. Après m’être, bien sûr, trompé de 5éme étage, avoir traversé le hall en suivant les lignes rouges, bleues et jaunes, descendu puis remonté les escaliers d’un hôpital évidement très mal en point, je trouve les soins intensifs où travaille Christina Kydona, un des membres fondateur du dispensaire de solidarité.

Cinq ou six types sérieusement amoché comatent dans des lits complexes qui font bip-bip. Je précise que ce n’est pas tout fait mon truc, les corps nus et abîmés, et on va dans le bureau, immense, absolument noir, sauf une petite lumière.

C’est peut-être l’heure tardive, le fait d’avoir passé la journée au dispensaire à patienter comme un patient, mais pendant une assez longue demi-heure, je raconte ma life à Christina en mode consultation (pourtant presque rien à voir (elle n’est pas psy du tout (même si la dame est spécialiste des trucs intérieurs (estomac tout ça (elle me dira qu’il est possible qu’un accidenté arrive à tout moment (il y a, dans l’un des lits à bleep, un type qui s’est pris un camion en pleine tronche alors qu’il était en vélo) et que, c’est drôle : régulièrement elle voit des choses vraiment très vilaines, mais elle y va, elle mets les mains dans les estomacs sans perdre son sang-froid, et pourtant, pourtant, pourtant : elle est parfaitement incapable de regarder un film violent))). Bref, une fois ma propre consultation terminée, on commence vraiment à discuter (j'avais préparé une question).

 Dans la dernière entrevue que nous avons eu, vous aviez déclaré que le dispensaire de solidarité n’était pas un projet de société, et que le but était que le Centre disparaisse, qu’il ne soit plus nécessaire. J’avoue ne pas comprendre...

J’ai dis ça ? Comment j’ai pu dire ça ? Ça m’étonne. Peut-être que j’ai voulu dire... mais non non, c’est un projet politique. Ce travail, ce n’est pas aller bosser et prendre un salaire. C’est rencontrer des gens et faire quelque chose. Et il ne s’agit pas seulement de solidarité avec les pauvres. C’est surtout qu’on passe du bon temps ensemble. On reçoit beaucoup. Et cette joie, cette joie anime les gens... Le dispensaire permet a cette joie d’apparaître. Et on ne trouve ça nulle part ailleurs. C’est une « terre de liberté », comme on dit. Ce que nous donnent les patients... dont la plupart savent parfaitement où ils sont... Ils savent très bien que les médecins pourraient être ailleurs, à boire des café, à la plage... C’est un autre genre de lien qui se mets en place, par rapport au travail que l’on fait à l’hôpital public, un lien que vous ne trouverez bien sûr jamais dans les cliniques privées.

Vous savez, souvent, nos assemblées sont difficiles. On s’engueule beaucoup, bien sûr [NDA : pour rappel, l’assemblé du dispensaire de solidarité fonctionne en démocratie directe et au consensus (et les assemblées réunissent environ deux cents médecins)]. Mais ce qu’on fait au dispensaire... je crois que ça nous donne toujours cette espèce de joie, d’une façon presque magique, je sais pas comment exprimer ça... En rentrant le soir du dispensaire social, tard le soir, après avoir vu tant et tant de patients, on ne ressent pas la même fatigue qu’après une journée de travail à l’hôpital. Parce qu’il y a quelque chose de réel, dans la relation avec le patient. Un rapport qui n’a plus rien à voir l’argent. Ça change tout.

Alors vous pensez continuer ?

Premièrement, on doit continuer parce que le système de santé va très mal, nous n’avons plus d’argent, et il y a une très sérieuse possibilité que le système s’écroule, tout simplement. C’était dans les mémorandums : pour dix employés partants, un seul doit rentrer. Plus d’un tiers des médecins sont partis, soit à la retraite, soit dans le privé. Et pendant ce temps, la demande de place pour des patients a augmenté de 30 pour cent. C’est les chiffres officiels. Et 3 millions de personnes, sur 10 millions d’habitants, sont maintenant exclu du système de santé. Les médecins ont perdu 40% de leur salaire. C’est énorme. Presque la moitié. Aussi, l’arrêt des subventions pour les hôpitaux. Ils ne donnent plus d’argent pour acheter des médicaments, du matériel, pour soutenir les choses que l’on fait. Tout ceci a crée une situation absolument dramatique. À l’intérieur même de l’hôpital, on est devenu fou. C’est comme travailler dans une zone de guerre. Et tu sais que le dispensaire de solidarité, pendant toutes ces années, n’a pas seulement aider les patients, mais aussi les hôpitaux publics, en fournissant des médicaments gratuitement par exemple...

Mais, même si pour le gouvernement ce sujet semble très important, même si le ministère de la santé a été le seul à recevoir une visite de Tsipras pour l’instant [NDA : Tspiras est occupé pour l’instant à cavaler dans toute l’Europe pour trouver des soutiens (la guerre extérieure) et il n’a pas encore visité ses ministères] et qu’il a fait une déclaration très claire disant que c’était là leur objectif principal, de restaurer tout ce qui a été détruit ces dernières années, bref même s’ils arrivaient à sauver le système de santé, ce qui semble peut probable à l’heure actuelle, nous pensons, et nous sentons, parce que nous y travaillions, que le dispensaire doit continuer, exactement de la même manière, sans lien avec l’État, sans lien avec les marchés, sans lien avec l’Église, en démocratie directe, par consensus. Il faut que cela continue parce que, justement, c’est tout à fait autre chose.


Bon, ensuite, je n’ai plus vraiment de questions.

Mais on discute encore une heure et demi, notamment de l’inspiration Zapatiste, "on y a été en 1996, au tout début. Ensuite on a aidé à construire une école là-bas... » et elle raconte cette anecdote : «  L’autre jour, la peintre Béatriz Aurora est venue à Thessalonique, et je lui ait demandé comment ils font pour traiter avec les connards dans les assemblées, comme ils s’arrangent avec les bad guys. Elle m’a répondu : vous n’allez pas me croire, mais il n’y en pas. Cela fait trente ans maintenant que ce mouvement existe, et après 30 ans d’éducation, d’éducation à vivre dans un autre système de vie collective, on ne trouve plus ce genre de personnes. Je comprends que vous ne puissiez pas me croire, mais je vous assure que c’est la vérité ».

Puis on répète les bases : « Nous pensons que la santé est droit qui doit être accessible à  tous le monde, sans-papiers inclus, comme cela l’était depuis 1995 et jusqu’en 2010 [NDA : en Grèce] » et finalement on parle de la France, du FN tout ça, et je la quitte vers une heure du matin, alors qu’elle me dit : FINISH THE STORY (euh... c’est en rapport avec ma consultation pré-entretien, pas le temps de développer).

Le lendemain, je me lève à midi, et je traîne à Mikropolis où je croise Niki au resto. Elle me dit : "Skouries c’est la merde, le mouvement est down, SYRIZA a envoyé les flics presque pire qu’avant, les mineurs ont caillassé les habitants, bref que la mine continue et a de fortes chances de continuer. Pour la ERT (la télévision publique grecque) aussi, c’est tout pourri. Les travailleurs ont produit un texte pour expliquer comment ils voulaient continuer à fonctionner (démocratie directe, consensus etc.) mais SYRIZA les a déboutés et fait passé une loi encore pire qu’avant". C'est clair que, pour elle, SYRIZA dit soutenir les mouvements alors que c’est just words... Bon bon bon. À voir... J’ai la tête dans le cul là, et ça me fait au ventre d’entendre ça, alors quand, pour me tester le sentiment communautaire, on me mets au travail (tu va porter les caisses de bière) je saute sur l’occasion, tout à fait dans mes cordes ça.

Sinon, à Micropolis (la petite cité donc), il n’y a plus de menuiserie ni de clinique pour animaux sauvages mais d’autres trucs je ne sais pas trop. Par contre, toujours aussi chouette de traîner là-bas... j’essaye aussi de brancher un pote qui fait du miel en Épire, avec le magasin de bouffe. Hélas il règne sur le marché une sorte de maître de tout ce qu’il possible de faire avec abeilles (cire, miel, chai pas quoi) et la compétition risque d’être rude. Mais bon à voir, il a aussi des poules...

Au bar, on écoute de la varièt’ italienne des années 60-70, (Rino Gaetano Patty Bravo, Lucio Battisti...) en s’occupant de son fils, tout en surveillant du coin de l’œil l’arrivée (dans très exactement douze minutes, il y a deux heures) de la livraison de bière. Toujours autant de gens différent qui viennent déjeuner là. Ça tourne nickel. Je lis un livre sur le racisme et l’érudition, et je note dans mon carnet « caractère non-transmissible de certaines expériences élémentaires » et voilà.


PS :

Juste avant de venir à Thessalonique, je me suis retrouvé à la frontière sud de l’Europe, à l’extrême rebord du monde tel que nous le connaissons, un genre de tartare battu par les vents :


le point le plus au sud de l’Europe très exactement, Γαυδος, où s'est échoué un bateau de migrants, il y a quelques semaines :


et la plage constellé des fringues des naufragés :











(je tiens à préciser qu’il n’y a heureusement eu aucun mort, cette fois-ci).